IV

La corde de Lumière entourant le cou de Reiter, si c’était bien de cela qu’il s’agissait, ne se détendit pas le moins du monde lorsque les paladins le forcèrent à s’arrêter. Elle le brûlait tant que l’aubergiste pouvait entendre sa peau commencer à crépiter. Il tenta vainement de libérer ses mains attachées dans son dos.

Et ses yeux... Akarat, mes yeux ! Il évoluait dans un monde de ténèbres. Le paladin avait replié l’index et une douleur incroyable avait vrillé le crâne de Reiter.

Depuis, il était totalement aveugle.

« Tu as bien fait de venir te confesser aussi rapidement, susurra le premier paladin dans son oreille. Nous t’enverrons subir le jugement de Zakarum sans trop te faire souffrir. Et tu m’as permis de m’entraîner. Contrairement au forgeron, tes yeux resteront dans leurs orbites. »

Une main poussa Reiter dans le dos et il tomba à genoux, la respiration sifflante. Il avait toutes les peines du monde à ne pas suffoquer.

Il entendait les trois paladins qui s’éloignaient les uns des autres pour ne pas rester groupés. Il tenta désespérément de les supplier une dernière fois (épargnez ma famille ; emmenez la croisée, mais épargnez les miens), mais sa bouche ne laissait échapper que des sons incohérents. Il tomba sur le côté et tendit l’oreille, dans l’espoir de percevoir le bruit d’une porte ou d’une fenêtre que l’on ouvrirait dans la rue. Mais il comprit bien vite que personne ne viendrait l’aider. Il ne serait pas raisonnable de s’opposer aux paladins.

« Hérétique ! hurla le premier des trois d’une voix de stentor. Toi qui te fais appeler Anajinn ! Je suis Maître Cennis. Au nom de l’Église de Zakarum que tu as choisi de profaner, rends-toi immédiatement et soumets-toi à notre jugement. »

Des pas lourds résonnèrent sur le balcon de l’auberge. Reiter ne voyait rien, mais il l’entendit clairement. Elle sortit sans la moindre hésitation.

« Sachez ceci, aubergiste, lui dit-elle. Je ferai tout mon possible pour garantir la sécurité de votre famille. »

Sa voix était empreinte de tristesse et de pitié, sans aucune trace de la colère et des reproches qu’il s’attendait à y entendre.

« C’est une perte de temps, cracha le premier paladin. Quiconque abrite un hérétique doit subir le même sort que lui. Sans la moindre exception », ajouta-t-il avec un sourire sadique.

***

Portes et fenêtres se fermèrent partout dans la rue. À part cela, il n’y avait plus le moindre bruit au Repos de Caldeum. Le village tout entier semblait retenir son souffle.

Anajinn observa les trois paladins. Celui du milieu, aux pieds duquel gisait Reiter, semblait être le chef. Les deux autres se tenaient prêts à intervenir, mais il lui sembla lire une certaine hésitation dans leur regard. C’est donc à eux qu’elle s’adressa.

« Votre chef a l’intention d’assassiner un aubergiste, sa fille et sa femme enceinte, leur dit-elle sans chercher à cacher son mépris. Votre Maître Cennis est prêt à les tuer sans le moindre remords. Êtes-vous vraiment tombés si mal ? Avez-vous donc totalement succombé aux forces du mal ? »

Cela lui valut une nouvelle tirade haineuse de Cennis. Elle entendit vaguement qu’il parlait de justice et d’hérésie, mais elle ne l’écoutait plus, toute son attention étant tournée vers les deux autres paladins. Ils se regardaient et elle lisait clairement dans leurs yeux les émotions qu’ils ressentaient.

L’indécision.

Et la culpabilité.

Ils connaissaient Cennis et savaient quel genre de monstre il était devenu. Sans doute n’en avaient-ils jamais parlé et n’osaient-ils même pas se l’admettre, mais au fond d’eux, ils savaient avec une certitude absolue que ce qui allait se passer était mal.

Mais alors qu’elle les observait, elle vit l’expression du premier se durcir, puis celle du second. Il n’y avait plus que la haine dans leur regard. Anajinn baissa la tête. La situation leur déplaisait, mais ils obéiraient. Peut-être regretteraient-ils leurs actes par la suite ; il était possible que cet instant les conduise à une prise de conscience grâce à laquelle ils s’engageraient sur le chemin de la rédemption. Mais cette rédemption aurait un prix : la vie de plusieurs innocents.

Le paladin n’en avait pas fini de fulminer contre elle. Anajinn prit une profonde inspiration et laissa la Lumière l’emplir totalement. Cela ne dissipa pas sa fatigue, qui était trop grande. En fait, son corps entier était à la limite de l’épuisement.

Mais la Lumière lui insuffla un regain de force, comme à chaque fois. Et comme elle le ferait toujours, jusqu’à la fin du voyage.

« Qu’il en soit ainsi », lâcha-t-elle avant de charger.

Et la Lumière tourbillonna autour d’elle.

***

Un bruit terrible et merveilleux à la fois résonna à l’extérieur de l’auberge. Béa tressaillit de crainte, tandis que sa fille écoutait en silence, bouche bée. De nouveaux sons naquirent, évoquant une fureur originaire d’un autre monde, suivis du fracas d’une terrible bataille.

« Oh, non ! s’exclama Béa. Reiter ! Reiter... »

L’apprentie les fit passer derrière les bâtiments en longeant l’unique rue du village, les éloignant aussi vite que possible du combat. Sa main droite n’avait pas lâché son épée courte et, de la gauche, elle tenait fermement le bras de Béa.

« Ne vous arrêtez pas », lui intima-t-elle à mi-voix.

D’autres villageois s’enfuyaient dans le désert, seuls ou par petits groupes. Ils préféraient manifestement se réfugier dans les sables plutôt que de rester ne serait-ce qu’un instant de plus.

« Mon mari, est-ce qu’il est... »

L’apprentie secoua la tête.

« Ma maîtresse ne le laissera pas mourir tant qu’il lui restera un souffle de vie. Et, croyez-moi, elle est toujours vivante », la rassura la jeune fille alors qu’un nouveau claquement violent résonnait entre les maisons.

Un terrible vacarme mit un terme à leur conversation. Quelque chose... non, quelqu’un... passa au travers du mur arrière de l’auberge pour venir s’abîmer dans le sable. Béa retint son souffle. Un des combattants avait été projeté dans l’auberge et l’avait traversée de part en part ! Un côté du toit se mit à s’effondrer et le reste du bâtiment semblait prêt à l’imiter. La silhouette cessa ses roulés-boulés dans le désert. Ce n’était pas Reiter. Mais qui...

« Dans la ruelle, vite ! souffla l’apprentie. Et plus un bruit ! »

Béa se laissa guider dans un étroit passage entre deux murs en torchis.

« Qui était-ce ? voulut savoir Béa. Est-ce qu’il est mort ? »

L’apprentie jeta un coup d’œil au détour de l’angle de la ruelle.

« C’était un des paladins et, non, il est toujours en vie, lui dit-elle, avant d’ajouter à contrecœur : Il essaie de faire le tour pour prendre Anajinn à revers. »

Elle regarda son épée, puis Béa.

« Faut-il que vous alliez l’aider ? lui demanda celle-ci.

— Elle m’a dit de ne pas vous laisser seules, répondit la jeune fille après une seconde d’hésitation.

— Nous resterons le plus loin possible du combat, l’assura Béa, mais l’apprentie ne bougea toujours pas. Est-ce que ces hommes en resteront là s’ils tuent votre maîtresse et mon époux ?

— Non, murmura la jeune fille.

— Alors, allez-y », lui ordonna Béa.

***

Anajinn leva son bouclier. Le marteau rebondit dessus, mais l’impact la secoua jusqu’à la moelle. Elle se permit un rapide coup d’œil en direction du trou dans la façade de l’auberge. Le paladin qu’elle avait projeté au travers du bâtiment se remettait lentement debout. Il n’était donc pas mort. Elle était plus fatiguée qu’elle ne le pensait. Il n’aurait jamais dû se relever après un tel coup.

Les deux autres continuaient d’avancer. Le premier, qui se faisait appeler Cennis, la frappait sans cesse à l’aide de ses marteaux de Lumière, tandis que son compagnon lançait un véritable barrage de traits brillants dans sa direction. Abritée derrière son bouclier, elle para toutes les attaques jusqu’à ce que le second paladin se trouve à moins de trois pas d’elle. À ce moment-là, elle cala fermement son épaule contre son bouclier et poussa.

Un mur de Lumière se matérialisa juste devant le paladin qui chargeait vers elle. Une brume écarlate enveloppa soudain la croisée. Quand la Lumière se dissipa, il n’y avait plus que du rouge autour d’elle. De l’homme, il ne restait plus que quelques os fracturés, qui tombèrent en pluie sur le sable. Même ses vêtements avaient été réduits en poussière.

Anajinn ne tira aucun plaisir de la mort de son adversaire. Elle se tourna simplement vers Cennis et fit tournoyer son fléau. Poussant un cri de rage mêlée de stupéfaction, l’homme se rejeta en arrière tout en lançant un dernier marteau qui la frappa à l’épaule droite. Une vive douleur rayonna dans tout son bras, mais elle l’ignora.

« Maudite meurtrière ! cracha le paladin en voyant tout ce qu’il restait de son frère. Rejeton du mal !

— Ce sera plus plaisant pour tout le monde si tu te tais », rétorqua Anajinn.

S’accroupissant brusquement, elle poussa de nouveau contre son bouclier, mais le paladin réagit plus rapidement que son frère. Il leva les bras et fit apparaître une décharge d’énergie qui intercepta celle de la croisée. Le choc fut tel que cette dernière sentit son bouclier vibrer, mais elle était déjà en mouvement, fléau brandi au-dessus de sa tête. Le paladin évoqua un nouveau marteau pour se protéger, mais Anajinn chargea, bouclier en avant, et la Lumière qui la précédait le fit tomber à la renverse. Alors, elle le frappa de son fléau et une énergie d’une pureté infinie en jaillit à la vitesse de l’éclair.

Les traits déformés par la rage, le paladin leva une nouvelle fois les mains et intercepta l’attaque, la renvoyant sur Anajinn.

Celle-ci ne prit même pas la peine de l’éviter. Elle ne laissa pas transparaître le moindre tressaillement alors qu’elle se retrouvait baignée de Lumière.

« Maudite diablesse ! hurla le paladin. Créature du démon !

— La Lumière ne fait jamais aucun mal à ceux qui se battent pour la justice, répondit Anajinn en se fendant d’un sourire dénué d’humour. Peux-tu en dire autant du pouvoir que tu utilises ? »

Enragé, Cennis se remit debout tant bien que mal et se jeta sur elle. Son marteau percuta de plein fouet le fléau d’Anajinn et l’onde de choc fit exploser toutes les vitres de la rue principale. La croisée avança, ignorant sa fatigue grandissante, et...

Une terrible douleur...

Elle se retrouva soudain au sol, face contre terre, le souffle court. Son bouclier lui avait échappé. Roulant sur le dos, elle frappa au jugé, sentant que son adversaire se précipitait pour porter le coup de grâce. La tête à pointes de son fléau toucha Cennis à la jambe droite, juste au défaut de l’armure. Son marteau se dissipa à quelques centimètres de la tête d’Anajinn et il recula en titubant, hurlant de colère alors que sa blessure saignait abondamment.

Qui l’avait ainsi prise au dépourvu ? Et à l’aide de quoi ? Elle tenta de se remettre debout, mais ses bras et ses jambes n’avaient plus la force de la porter et elle retomba par terre. C’est vraiment mal engagé, songea-t-elle. Des marques de brûlure se mirent à apparaître sur son côté gauche, montant peu à peu en direction de son aisselle, et elle en eut le souffle coupé. Elle avait la sensation de brûler de l’intérieur et pouvait presque sentir ses organes se calciner un à un.

Ça, c’est nouveau, analysa-t-elle avec détachement.

Serrant les dents, elle essaya à nouveau de se lever, ignorant la douleur, la fatigue et la faiblesse généralisée qui l’envahissait.

« C’est toi qui as choisi cette vie, alors, accepte-la, se rappela-t-elle d’une voix rauque qu’elle ne reconnut pas. Maudis-la si tu veux, mais ne la regrette pas. »

Sa maîtresse lui avait tenu ce même discours, il y avait bien longtemps. Reste en mouvement. Récupérant son bouclier, elle plissa les paupières pour essayer de mieux y voir.

De vives lumières s’affrontaient à une centaine de pas de distance. Cennis, le paladin blessé, gesticulait dans tous les sens, et l’autre, qu’Anajinn avait projeté au travers de l’auberge, était là, lui aussi. C’est donc lui qui m’a attaquée dans le dos. Il lançait son énergie sur quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne portait pas d’armure et qui avait pour seule arme une épée courte...

« Oh, petite sotte », murmura Anajinn.

Son apprentie avait la fâcheuse habitude de désobéir aux ordres. Tout comme moi à son âge, songea-t-elle avec ironie. Mais l’adolescente n’était pas stupide. Inexpérimentée, certes, mais pas idiote. Si elle n’avait pas rejoint le combat, Anajinn aurait sans doute péri. Le second paladin l’aurait achevée.

Anajinn aperçut également l’aubergiste, qui gisait toujours au sol, sans défense. Immobilisé par le pouvoir du paladin, il semblait tout près de suffoquer, à en juger par son teint violacé. S’agenouillant à côté de lui, elle dissipa d’un geste les cordes qui l’entravaient.

Reiter inspira soudain l’air à grandes goulées et ouvrit les yeux.

Anajinn ne put retenir un mouvement de recul. Les yeux du malheureux étaient blancs et laiteux. Il était aveugle. De la fumée continuait de s’élever à l’autre bout de la rue. La forge, probablement, se dit la croisée en secouant la tête. Elle imaginait le mal que Cennis avait pu faire là-bas, mais elle verrait cela plus tard.

« Vous allez bien, dit-elle à Reiter. (Et j’aimerais pouvoir en dire autant pour moi.) Levez-vous si vous vous en sentez capable. Vous devez quitter la rue. »

Elle regarda où en était le combat. Son apprentie tenait toujours tête aux deux hommes. Cennis était blessé, et nul doute que l’autre paladin n’avait pas encore totalement repris ses esprits après avoir traversé l’auberge de part en part. Ils titubaient plus qu’ils ne marchaient et son apprentie semblait danser autour d’eux. Anajinn se permit un sourire.

« Faites vite, s’il vous plaît. »

Reiter essaya de lui répondre, mais sa terreur était telle que sa gorge ne laissait sortir que des sons inintelligibles. Elle lui tapota l’épaule en comprenant qu’il cherchait à s’excuser. Sa culpabilité se lisait clairement sur son visage, jusque dans ses yeux morts.

« Ils ne feront preuve d’aucune clémence envers vous s’ils vous trouvent, lui dit-elle. Il vous faut une bonne cachette. »

Enfin, après plusieurs tentatives, il parvint à se mettre debout. Manquant perdre l’équilibre, il se mit à avancer en titubant, bras tendus devant lui.

« Cachez-vous bien », lui répéta Anajinn à mi-voix.

Elle ne lui avait pas conseillé de fuir le village, car elle savait bien qu’il fallait être fou pour essayer de traverser le désert kehjistanais sans se joindre à une caravane. Un homme aveugle n’avait pas la moindre chance d’y parvenir, surtout s’il venait de perdre la vue.

Si elle voulait protéger Reiter et le reste des villageois, il lui fallait tuer les paladins.

Elle vit Cennis essayer de se rapprocher de l’apprentie en boitillant. La jeune fille se déplaçait sans cesse pour rester hors de portée de ses adversaires. Elle n’avait pas d’armure, aussi usait-elle de sa vivacité au mieux, tailladant légèrement le bras du second paladin tout en érigeant un mur d’énergie afin de bloquer son attaque.

Avec un sourire farouche, Anajinn avança vers le combat d’une démarche incertaine. Quel genre de maîtresse serait-elle si elle laissait son apprentie s’amuser toute seule ?

***

« Par ici, Lilsa, dit Béa. Nous y sommes presque. »

Ce n’était pas simple de parler avec calme, mais elle y parvint. Le dos collé au mur latéral du comptoir, elles avançaient lentement en direction de la rue. Lilsa lui serrait la main de toutes ses forces. Elle l’avait l’air effrayée, mais elle ne pleurait pas.

« Est-ce que la croisée va battre les méchants messieurs ? demanda-t-elle à sa mère.

— Absolument, répondit Béa avec une confiance feinte. Allons retrouver ton père. »

Elle avait vu Reiter tituber en direction de l’autre côté de la rue. Elle sentait une peur panique enfler en elle ; il lui avait paru blessé et incohérent.

Un vacarme prodigieux retentit alors, vite suivi par les craquements d’une succession de planches qui se cassaient en deux et, enfin, le râle d’agonie d’un bâtiment qui s’effondrait. Béa s’immobilisa le temps que le long grondement se dissipe, laissant de nouveau la place au fracas du combat.

Elle regarda à l’angle du bâtiment et en eut le souffle coupé.

Sa maison, l’auberge de l’Oasis, n’était plus que ruines, de même que la pharmacie voisine. Un choc invraisemblable les avait arrachées à leurs fondations. Béa murmura une prière. Il lui semblait avoir aperçu le docteur et sa femme fuyant la pharmacie, tout à l’heure. Elle espérait qu’elle ne s’était pas trompée.

Dans une ruelle, de l’autre côté de la rue, elle vit un homme qui avançait en titubant, se guidant le long d’un mur à l’aide de ses mains. Reiter. Pour le rejoindre, elles allaient devoir traverser le champ de vision des paladins.

Ils vont détruire tout le Repos de Caldeum s’ils continuent comme ça, se dit-elle. Se cacher derrière un bâtiment risquait de ne pas servir à grand-chose, compte tenu de la puissance évoquée par les combattants. Traverser la rue n’était probablement guère plus dangereux que rester là où elles se trouvaient.

Inspirant profondément, elle prit Lilsa dans ses bras.

« Prête à rejoindre ton père ? » lui demanda-t-elle.

La petite fille hocha la tête.

« Alors, allons-y », dit-elle en se mettant à courir.

***

Grimaçant de rage, Cennis continuait à envoyer ses marteaux sur les deux hérétiques. Mais celle qui portait une armure parait toutes ses attaques, tandis que la plus jeune les esquivait avec une facilité déconcertante.

L’adolescente attaqua soudain, le prenant par surprise. Son épée ricocha sur la plaque de métal protégeant l’avant-bras de Cennis. À quelques centimètres près, elle lui aurait tranché le bras au niveau du coude. Il la laissa reculer et fit apparaître un nouveau marteau, mais derrière elle, cette fois.

L’apprentie se retourna brusquement et leva les bras pour se protéger contre cette nouvelle attaque, mais ce n’était qu’un leurre. Cennis laissa son marteau s’estomper et en lança un autre dans le dos de la jeune fille. Elle fit de nouveau volte-face et parvint à l’intercepter à l’aide de son épée, mais la violence de l’impact la projeta à plus d’une dizaine de pas de là. Retrouvant son sourire, Cennis reporta toute son attention sur la croisée, Anajinn. Elle continuait à se battre avec détermination, mais la puissance de ses coups allait s’affaiblissant. Comme tous les ennemis de la Main de Zakarum lorsqu’ils se retrouvaient face aux défenseurs de l’Église. Elle tenta de le frapper à l’aide de son fléau, encore et encore, mais aucun de ses coups n’atteint sa cible.

« L’heure est venue de mourir, la nargua-t-il.

— Je ne te le fais pas dire », rétorqua-t-elle.

Subitement, il se retrouva face à deux croisées... trois... quatre... et toutes se mirent à charger.

Dans un grand cri, Cennis fit appel à toute sa puissance alors que deux silhouettes brumeuses et translucides convergeaient vers lui, fléau brandi. Ses attaques les touchèrent toutes les deux, et elles disparurent telle de la fumée emportée par le vent.

Le second paladin ne fut pas aussi rapide. Les fléaux des deux autres Anajinn s’abattirent sur lui, le réduisant en charpie. Puis, la brume s’évapora et il n’y eut plus qu’une seule croisée. Elle s’appuya sur son bouclier, épuisée, mais trouva tout de même la force de dédier un sourire carnassier à Cennis.

« Dis-moi, paladin. Tes maîtres t’ont-ils entraîné dans les ténèbres à ton corps défendant ou les y as-tu rejoints de ton plein gré ? » lui demanda-t-elle.

Cennis la fixa, le regard fou. L’apprentie revenait lentement vers eux, malgré la douleur manifeste qu’elle éprouvait. Le paladin resta comme pétrifié pendant quelques instants, puis il s’enfuit en boitant, laissant une traînée de sang derrière lui.

« Tu ne vas quand même pas m’obliger à te courir après ! » protesta Anajinn.

Un rictus de rage déforma les traits de l’homme, dont les pensées étaient tiraillées entre la fureur et la terreur. Je dois fuir. Non, la tuer. Je dois... je dois...

À quelques mètres devant lui, une silhouette s’engagea dans une ruelle. Cennis la suivit.

***

Anajinn attendit que son apprentie la rejoigne.

« Ça aurait pu être pire, commenta-t-elle avec un sourire forcé.

— Le paladin... commença la jeune fille, le souffle court. La femme de l’aubergiste... »

Le sourire d’Anajinn disparut aussi vite qu’il était apparu.

« Où ? » demanda-t-elle, et son apprentie lui montra du doigt la ruelle dans laquelle Cennis était en train de s’engager.

Bien qu’épuisées, les deux femmes trouvèrent tout de même la force de s’élancer à sa poursuite.

***

« Reiter ! s’exclama Béa en tenant les joues de son mari. Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »

Les yeux laiteux de l’aubergiste roulaient en tous sens.

« Je n’y vois plus rien, répondit-il en serrant convulsivement les poignets de sa femme, comme s’il avait peur qu’elle ne le lâche. Il m’a pris... Je suis aveugle. Tu vas bien ? Et Lilsa ? Elle est là ?

— Oui », répondit la fillette, dont les yeux grand ouverts étaient emplis de larmes.

Reiter s’agenouilla et tendit les bras pour la toucher, mais il avait mal évalué l’endroit où elle se trouvait et ses mains ne rencontrèrent que le vide.

« Lilsa ? » s’affola-t-il.

Finalement, il la trouva et l’attira contre sa poitrine, la berçant d’avant en arrière tout en levant les yeux, comme pour essayer de croiser le regard de Béa.

« Je suis désolé, se lamenta-t-il. Tellement désolé...

— Cela n’a plus d’importance, répondit Béa d’une voix qui se voulait ferme. On dirait... (Elle tendit l’oreille. Les bruits de combat avaient cessé.) On dirait que la bataille est terminée.

— Qui a gagné ? » demanda Reiter à voix basse.

Béa ouvrit la bouche pour lui dire qu’elle l’ignorait, mais une voix menaçante la coupa.

« La Main de Zakarum gagne toujours, vermine. »

Lilsa se mit à hurler.

***

Impossible de ne pas reconnaître une voix aussi aiguë. Une enfant.

« Fais le tour », ordonna Anajinn dans un souffle.

L’apprentie secoua la tête.

« Je ne vais pas vous laisser dans cet état.

— Je ne t’ai pas demandé ton avis. Fais le tour », répéta Anajinn d’un ton qui ne laissait aucune place à la discussion.

Hochant la tête à contrecœur, la jeune fille commença à contourner en boitillant ce qui ressemblait à l’échoppe d’un tonnelier.

Anajinn espérait que l’aubergiste et les siens s’étaient déjà enfuis, mais elle avait appris à ne guère compter sur l’espoir.

« Paladin ! fit-elle d’une voix forte. As-tu vraiment l’intention de te cacher derrière des innocents ? »

Une ombre apparut à l’entrée de la ruelle.

« Dans ce village, il n’y a pas d’innocents, répondit un Cennis fou de rage. Pas quand ils abritent quelqu’un comme toi. »

S’armant de détermination, Anajinn leva son bouclier. En appeler à la clémence de l’homme était manifestement inutile. En revanche, si elle piquait son orgueil...

« Alors, tu préfères te cacher dans l’ombre, hein ? le nargua-t-elle, espérant le pousser à se découvrir ou offrir à son apprentie le temps de le contourner. C’est ainsi que se battent les prétendus serviteurs de l’Église ? »

L’homme sortit de sa cachette en poussant un rugissement de rage. Anajinn sentit le désespoir la gagner. Il avait le bras gauche enroulé autour de la gorge de Béa et le poing droit près de l’oreille de la femme. Pire encore, Béa tenait sa fille dans ses bras. Lilsa se serrait de toutes ses forces contre sa mère, les yeux rivés sur l’homme qui les avaient prises en otages.

Le poing serré du paladin laissait échapper des étincelles. Béa n’eut aucune réaction de recul, même quand plusieurs retombèrent sur sa joue. Bien, l’encouragea silencieusement Anajinn. Ne lui montrez rien, et à votre fille non plus.

« Tes anciens seraient contents de toi s’ils te voyaient, tu ne crois pas ? continua-t-elle de provoquer Cennis. J’imagine combien la congrégation des temples de Travincal serait fière de voir un champion de l’Église se cacher derrière une femme enceinte et une enfant ! »

L’homme laissa échapper un rire révélant la profondeur de son désespoir.

« Il n’y a plus de congrégation, avoua-t-il. Elle a disparu. Travincal... Je ne crois pas qu’un seul des anciens ait survécu. Mais cela ne m’empêchera pas d’accomplir la mission qu’ils m’ont confiée.

— Et de quelle mission s’agit-il ?

— Les hérétiques. Vous êtes toujours plus nombreux, mais je sais vous reconnaître. (Son rire dément résonna dans la rue déserte.) Nous ne sommes qu’une poignée à en être capables au sein de mon ordre, mais moi, je sais. Vous croyez que nous sommes corrompus, damnés... mais c’est vous qui êtes partis, croisée. Toi et les tiens, vous avez préféré fuir plutôt que de faire face. Vous êtes allés vous terrer dans les marais alors que nous restions seuls pour essayer de régler le problème.

— C’est ce que vos anciens vous ont dit ? Ils vous ont menti. »

Il poursuivit comme s’il ne l’avait pas entendue. Son expression passa de la colère à l’horreur en l’espace de quelques secondes. Il avait le regard perdu dans le vide, ou plus probablement dans un lointain passé.

« Pourquoi vous êtes-vous enfuis ? Pourquoi m’avez-vous abandonné ? demanda-t-il d’une voix de petit garçon alors qu’il se mettait à pleurer. Tout ce qu’ils m’ont fait... et forcé à faire... Pourquoi n’étiez-vous plus là pour m’aider ? Vous saviez ce qui m’attendait ? Ils m’ont obligé à détester tout le monde... transformé jusqu’à ce que je ne sois plus que haine. »

Son poing se mit à trembler, mais sans s’éloigner de la tempe de Béa.

« Nous en savions suffisamment, répondit Anajinn d’une voix douce. Le mal s’était déjà profondément insinué dans Zakarum. Nous ne pouvions pas sauver l’Église, pas seuls. Alors, nous nous sommes mis à chercher quelque chose qui nous aiderait à le faire.

— Et l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il de sa voix enfantine chargée d’espoir.

— Pas encore, reconnut Anajinn.

— Alors, tout cela aura été en vain. En vain. (L’espace d’un instant, il sembla près d’éclater en sanglots. Puis, l’enfant qui était en lui disparut et le paladin revint. Son regard se durcit à nouveau.) Pose ton arme, croisée. Ton bouclier, aussi. Et débarrasse-toi de ton armure, ou je les tue. »

Il resserra le bras autour de la gorge de Béa, qui supplia du regard la croisée de sauver sa fille.

À ce moment, Reiter sortit de la ruelle en rampant, tournant la tête dans toutes les directions.

« Non ! s’écria-t-il. Pas ma famille ! Pitié, je vous en supplie ! Pitié !

— Obéis, croisée ! »

Anajinn vit son apprentie jeter un coup d’œil à l’angle de l’échoppe du tonnelier, derrière Cennis. La jeune fille secoua lentement la tête. Anajinn laissa échapper un long soupir. Impossible pour son élève d’intervenir, même à revers. Pas contre un homme en armure lourde tenant des otages. Toute attaque assez puissante pour l’éliminer tuerait aussi Béa et sa fille.

Une grande sensation de paix envahit soudain Anajinn. Elle ouvrit lentement la main et laissa échapper son fléau, qui tomba à terre.

« Je tiens à ce que tu saches quelque chose, Cennis, reprit-elle en plantant fermement son bouclier dans le sable, où il resta bien droit. Je veux que tu reprennes espoir. (Elle ôta ensuite ses gantelets, puis sa cuirasse. La tunique toute simple qu’elle portait en dessous était encore maculée de sang et de sueur.) Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, pas plus que ma maîtresse ou sa maîtresse avant elle. (Elle décrocha ses plaques d’épaules, puis ses gardes-jambes.) Mais en dépit de cela, je n’éprouve pas aucun regret. Quelqu’un finira par découvrir ce que nous cherchons depuis si longtemps et l’Église sera enfin purifiée. Et quoi que tu puisses me faire... (D’un coup de pied, elle se débarrassa de sa première botte ; la seconde suivit aussitôt.) je n’ai pas atteint la fin de mon voyage. Ma croisade se poursuivra. »

L’espace d’un instant, elle lut sur le visage de Cennis le retour d’un espoir enfantin, mais cela ne dura pas et, de nouveau, il n’eut bientôt plus que des envies de meurtre dans les yeux. Il tendit le bras droit et un marteau brillant jaillit en direction d’Anajinn.

Regardant la mort en face, elle continua à sourire jusqu’au moment de l’impact.

***

Béa garda les paupières résolument fermées jusqu’à ce que le silence retombe, après quoi le paladin ôta son bras de sa gorge.

« Ne t’avise pas de bouger, femme », la menaça-t-il.

Béa hocha la tête, mais il s’était déjà éloigné d’elle pour s’approcher d’Anajinn.

Ou du moins de ce qu’il en restait. Béa empêcha sa fille de se retourner pour voir ce qui s’était passé. Ses yeux s’embuèrent de larmes.

« Moi, je dirais que tu l’as atteinte, la fin du voyage, se moqua l’homme en donnant un coup de pied dans la cuirasse de la croisée. Ta quête est terminée.

— Oh, que non. »

Béa et le paladin firent volte-face de concert en direction de la voix. L’apprentie se tenait là, l’épée à la main. Poussant un rugissement de colère, l’homme lui lança un marteau.

Il y eut un bruit assourdissant et un immense nuage de flammes dévorantes naquit là où s’était tenue la jeune fille. Mais celle-ci avait disparu.

Du moins, l’espace d’une fraction de seconde.

Une vive lumière tomba du ciel, un éclair éblouissant chargé d’énergie. L’apprentie s’abattit avec elle. Le paladin vit sa mort arriver et sembla l’accueillir avec un immense soulagement.

Tout était terminé.

L’apprentie s’agenouilla auprès de sa maîtresse et murmura des paroles que Béa ne put entendre. Mais impossible de ne pas voir les reflets brillants qui tombaient dans le sable. Elle pleurait.

Enfin, l’adolescente se releva et ramassa le bouclier d’Anajinn.

« Béa ? demanda Reiter, qui avait du mal à parler. Tu vas bien ? »

Elle courut à ses côtés.

« Je vais bien, et Lilsa aussi.

— Et Anajinn ? s’enquit-il d’une voix tremblotante. Est-ce qu’elle...

— Je suis là », répondit l’apprentie.

Béa la regarda sans comprendre.

« A... Anajinn ? répéta Reiter en inclinant la tête sur le côté. C’est bien vous ?

— Oui », confirma la jeune fille.

Après avoir revêtu son armure de croisée, elle s’approcha de l’aubergiste aveugle. Tout doucement, elle posa la main sur son front et ouvrit le livre des lois d’Anajinn. À voix basse, elle récita un passage différent de celui qu’elle avait utilisé pour soigner sa maîtresse. Reiter cligna des yeux à plusieurs reprises, puis tourna la tête de gauche et de droite. Ses globes oculaires n’étaient plus laiteux et ses pupilles reconstituées ne tenaient pas en place. L’apprentie soupira.

« C’est tout ce que je peux faire, lui dit-elle. Comment vous sentez-vous ? »

L’aubergiste regarda Béa.

« Je peux... Ce n’est pas... J’y vois tout flou, expliqua-t-il en plissant les paupières alors qu’il se tournait vers la jeune fille. Merci, Anajinn. (Son ton était incertain, et Béa comprit qu’il ne distinguait probablement que la silhouette de la femme en armure.) Votre voix... c’est comme si elle avait changé.

— J’imagine », répondit-elle.

La fin du voyage

Croisé

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